Une nuit épaisse venait de tomber sur ce monde. Adeva, novice défroquée depuis bientôt dix années, se déplaçait lentement sur la vaste esplanade servant de toit au Temple Doré, Maison Terrestre des dieux. L'immense espace était jalonné de petits pavillons offrant un abri tout relatif contre le froid avec leurs murs inexistants et leurs quatre piliers soutenant un toit imitant en miniature celui des pagodes.
Adeva s'installa dans celui qui lui semblait le moins exposé aux bourrasques. Enveloppée d'une lourde fourrure, elle jurait en silence pour ne pas offenser les divinités soufflant les quatre vents rien que pour elle. Mais comment une fille venue des terres les plus arides du royaume était sensée pouvoir endurer avec le sourire bienveillant des saintes, un tel froid. Elle soupira tout en secouant régulièrement ses membres glacés sous la couche épaisse de ses vêtements et fourrure. Qui oserait seulement ignorer l'invitation du clergé de la Maison Dorée? La plus aimable des demandes s'entendait comme un ordre...
Elle pestait intérieurement quand elle entendit la douce litanie d'un chant portée par le vent. Elle distinguait à une centaine de pas un cortège d'une dizaine de silhouettes identifiables entre toutes. La gardienne de la constellation du Tigre Blanc venait à sa rencontre. Son escorte se composait d'une dizaine de femmes issues de l’ethnie des Marhanis. La taille de ces dernières tournait autour de deux mètres et celle des hommes de deux mètres dix. Enveloppées des robes blanches traditionnelles portées par les novices, le reste du peuple les identifiait naturellement à des êtres surnaturelles.
Adeva eut un sourire gelée. Elle avait passé une grande partie de sa vie entre ces murs-prison... elle savait que ce peuple aux mensurations effrayantes était aussi paisible que des vaches. Leurs mouvements d'une lenteur extrême et leur caractère placide en avait fait depuis la nuit des temps des esclaves dociles. Quatre de ces femmes sur les dix composant l'escorte, portaient sans effort un brasero à la manière d'un palanquin. Elles le déposèrent au centre du pavillon, sous les yeux fascinés de Adeva. Cette vision rougeoyante et flambante lui avait fait oublié un instant la présence de la Gardienne Sacrée.
Cette dernière vêtue elle aussi de blanc, ressemblait à une enfant au milieu de géantes. Qui aurait pensé que cette dame aussi mince qu'un roseau, au physique quelconque, était l'une des multiples réincarnations d'une des quatre gardiennes originelles du royaume.
Adeva très raide, inclina son buste. Elle grimaça en songeant que ces pitreries ne lui avaient pas manquée. Elle se redressa pour croiser le regard sombre et amusé de son ancienne Guide
"Le respect du aux ainés est depuis toujours un ridicule préjugé pour toi..."
Les dix femmes à la stature de tour, firent cercle autour d'Adeva et de son ancien guide. Leurs corps immenses empêchaient la moindre brise glacée de passer. Les flammes du brasero commençaient à transformer l’atmosphère en canicule. Adeva leva les yeux sans crainte. "J'aurais retrouvé le chemin du temple les yeux fermées pour vous et uniquement pour vous. Dites-moi ce qu'il en est?"
Cette déclaration inattendue arracha un rire sonore à la Gardienne.
"Je ne demande pas tant d'amour. Je n'ai besoin que de ton écoute et de ton esprit"
Adeva fixa celle qui fut sa guide depuis l'enfance. Encerclées par cette enceinte humaine, il était certain que rien n'allait filtrer... pas plus le vent qu’une parole. Depuis ton départ, il y a dix ans, nos érudites ont achevé la traduction du dernier codex du Livre des Ombres.
La jeune femme sentit son cœur rater un battement. Une peur millénariste, remonta des histoires de son enfance. Elle eut un sourire crispé. Elle haïssait en elle cette peur monstrueuse venu d'un autre age. "Je voyage depuis dix ans avec ma troupe d'artistes. Certes, nous voyons la mer des brumes avancer un peu plus chaque année, mais ceux qui s'y perdent sont des idiots qui ne suivent ni les routes tracées, ni les fleuves. Aucun n'a la sagesse d'utiliser une corde pour marquer leur chemin. Il n'existe aucune créature des ombres pour couper une corde, changer la direction d'une route ou inverser un fleuve. Et je n'ai jamais rien vu d'extraordinaire dans le voisinage des Brumes... de nuit comme de jour."
La Gardienne eut un sourire amusée devant cette incrédule perpétuelle.
"Si tu voyais de tes propres yeux un phénix, tu maintiendrais que c'est un coq..."
Son rire mourut aussi vite qu'il était apparut
"Qu'importe ta foi ou sa totale absence... Je n'ai besoin que de ton dévouement, de ta fidélité et de ta troupe d'artistes pour traverser le royaume sans éveiller la curiosité"
Adeva sourit. La vielle femme avait toujours un caractère de chien de guerre caché dans un corps maladif.
"Le dernier codex a été enfin ouvert. Il révèle le pourquoi de l'existence de la Maison Dorée ... Nous sommes ici pour combattre l'arrivée du Roi Céleste et de son peuple."
Le roi céleste... Cela raisonnait pour Adeva comme un conte qu'elle avait cherché à oublier "Si cela est vrai.... alors ce serait la fin des hommes."
La Gardienne ne chercha pas à contrer cette conclusion...
"Sans doute... Les Écrits sont désormais totalement révélés. Ils parlent de la Guerre Divine qui divisa les Cieux il y a des milliers d'années. Les divinités vaincues furent jetées sur Terre, ainsi que leurs armées, leurs cours et leurs servants. Les dieux vainqueurs eurent pitié des humains. Ils enfermèrent alors leurs ennemis vaincus dans un palais gigantesque, au milieux d'une mer de brumes et d'une forêt enchantée."
Adeva fit la moue. Le dernier des incultes connaissait ce conte. Qui n'avait jamais imaginé le Palais de Jade perdu et le peuple céleste endormi à jamais.
"Le Temps du Sommeil Céleste s'achève... les dieux vaincus ont trouvé le chemin pour entrer en ce monde. Ils vont prendre celui de nos rêves pour y chasser nos âmes et les tuer. Ils prendront le visage de nos peurs. Ils mangeront nos cœurs après la mort de nos âmes. Notre corps sera évidé comme celui de la bête débarrassée de ses entrailles par le chasseur. Ce corps deviendra un vêtement de chair mortelle pour leur âme céleste et cruelle."
Après un court silence, Adeva murmura: "Partons du principe que ceci est la vérité.
Qu'est-ce qu'une troupe d'artistes peut changer à cela? On pourra courir aussi vite que le vent et nous battre sur cette terre... Le monde des rêves ignore toutes les lois de ce monde. Personne ne peut s'y cacher... Pas même vous."
La vieille dame sourit
"Alors c'est peut être deja perdu... Pourtant, rien n'est certain sauf la mort. Nous ferons de cette troupe d'artiste, une horde de chasseurs d'autant plus dangereux qu'ils auront l'air inoffensif. Tu ne trouves pas excitant de prendre en chasse des dieux?".
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Dim 25 Nov - 18:43